Soledad - puisqu’elle
avait décidé de s’appeler dorénavant Soledad – ne faisait pas les choses à
moitié. Comme la nature, elle avait horreur du vide. Au fur et à mesure qu’elle
se vidait la tête et les tripes des toutes ces conneries qu’elle avait cru être
paroles d’Évangile, il fallait qu’elle les remplace pour éviter d’imploser, de
s’effondrer sur elle-même. Chaque fois que le rideau du Temple se déchirait en
dévoilant la vacuité d’une de ses anciennes certitudes, que ce soit sur la
liberté, l’égalité, la xénophilie pathologique, l’internationalisme prolétarien
ou l’avenir du socialisme, elle lui fallait regarnir les cases vides. Un peu
comme la bourgeoise qui, ayant expédié le buffet Henri II de l’aïeule à la
déchetterie, le remplace par du Roche-Bobois. Sauf qu’elle, elle faisait plutôt
l’inverse.
Le buffet Henri II
était moche et désuet, mais solide et massif il faisait de l’usage. Il n’était
pas en agglo de trituration sous mince placage contrecollé et tape-à-l’œil à
obsolescence programmée payé à crédit.
Le processus était
toujours le même. Lorsque l’examen en vérité
du réel qui l’entourait contredisait
un article de la doxa, elle en cherchait la justification réellement crédible,
que ce soit dans la prose gauchiste qu’elle connaissait par cœur ou dans la
littérature établie. Et non seulement
elle ne la trouvait pas, mais on ne lui proposait aucune autre option offrant
un éclairage sur ses doutes. En désespoir de cause, elle osait alors franchir
le miroir : Horresco referens, elle allait lire ce qu’en disaient les fascistes, identitaires, rétrogrades et
assimilés. Et chaque fois, à sa grande surprise, elle y trouvait enfin son
compte !
Petit à petit, au fil
de ses découvertes, Soledad prenait aussi conscience de toutes ces petites
choses dont on l’avait privée. Et notamment de la douceur de croire à
l’Espérance, au Prince charmant, à la rencontre d’un homme, d’un vrai qui ait
des couilles, à la volonté de fonder avec lui, au désir de porter du fruit, le
fruit de leurs sèves…
Mais elle n’en était
pas apaisée pour autant. Car il n’y a que dans les contes de fées que la
citrouille se change en carrosse sans laisser dans les coussins des graines de
cucurbitacée qui rappellent son passé à l’épiderme de la jolie princesse
nouvellement éclose…
Si elle aspirait à de
nouveaux désirs de Vie, elle éprouvait aussi dorénavant une haine sans nuance
pour tous ceux qui, depuis tant de lustres, avaient sciemment et méthodiquement
construit cette fausse réalité augmentée hors sol où on les faisait
vivre, elle et tous ses semblables.
Et son sens du réel concret était trop aigu pour qu’elle se berce
d’illusions : C’était foutu.
Elle était donc
tiraillée entre un désir de tenter malgré
tout de vivre une Espérance dorénavant irréaliste à ses yeux et celui,
foutu pour foutu, de finir avec panache en posant
un acte, inutile et désespéré, donc glorieux, en flinguant pour l’exemple
la première de ces ordures qui lui tomberait sous la main…
*
C’était le 16 Dix. Il
tombait des cordes ce jour-là. Elle venait de déjeuner avec deux voisines de
cours que la fac lui avait imposées comme partenaires pour rédiger un mémoire
en commun. Rien n’aurait pu l’exaspérer autant que la vacuité des conversations
de ces deux pétasses. Enervée, cherchant à protéger sa sacoche de la pluie tout
en pianotant sur son Smartphone pour vérifier je ne sais quel horaire, elle
jaillit de la brasserie pour se précipiter sans regarder vers la bouche de
métro, aussi brusquement qu’un noyau giclant d’un pruneau pressé entre deux
doigts.
Le type lui est
rentré dedans. C’était imparable.
Sa sacoche tomba,
s’ouvrit sous le choc et le contenu se répandit sur le trottoir trempé. Un gros
bouquin s’esplartcha dans la flaque.
Pour ne pas être en reste, ses feuilles de notes s’envolèrent, artistiquement
mélangées, et virevoltèrent sous la pluie pour former au final un harmonieux
éventail dans le caniveau…
Le type n’y était
pour rien mais se montra d’une galanterie qui n’avait plus cours depuis
longtemps. A la fois affreusement gêné et sincèrement navré il l’aida comme il
put à ramasser les épaves éparses du désastre, puis lui proposa de retourner
dans la brasserie prendre quelque chose de chaud et profiter d’un guéridon pour
remettre de l’ordre dans ses affaires à l’abri de la pluie.
Soledad s’était
toujours méfiée des mecs. Mais celui-là lui inspirait confiance ; elle ne
savait pas pourquoi. Plus âgé qu’elle, il était beau gosse, vêtu avec recherche
et visiblement friqué, mais ça n’avait rien à voir. Sous l’apparence d’un type
à l’aise en société et sachant ce qu’il voulait, elle sentait confusément que
c’était un grand timide, discret et préoccupé de lui rendre service sans
arrière-pensée. Elle accepta sa proposition.
Il donna la pièce au
garçon pour qu’il lui apporte un torchon propre avec lequel il aida Soledad à
pomper l’humidité maculant ses feuilles de notes, avec discrétion en évitant de
lire. Il avait pourtant vu le titre du gros bouquin qui aurait fait fuir le
premier quidam venu. Et non seulement il n’avait fait aucun commentaire, mais
il avait souri et eu du mal à retenir un discret hochement de tête approbateur.
Il n’avait plus cessé ensuite de la regarder intensément…
Il paya les
consommations - deux chocolats chauds à deux heures de l’après-midi ! - et
ils se quittèrent très banalement, lui s’excusant encore, elle le remerciant
pour tout.
Restés sur la
réserve, ils n’avaient échangés que leurs prénoms…
*
Rentré chez lui,
Schemeun réalisa qu’il avait passé toute l’après-midi à penser à cette fille.
N’était-ce pas celle qu’il cherchait dorénavant ; la porte ouverte sur une
nouvelle vie, celle qui oserait l’Espérance au point, peut-être, de porter le
fruit de leurs sèves…
Il s’en voulait
d’être aussi gauche, de n’avoir pas su être plus entreprenant, de l'avoir
laissée partir…
Soledad !
Comment la retrouver ?
(
à suivre...)
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