J’avais récemment eu la faiblesse de vouloir vous parler de mon voyage au Pérou. Mais d’entrée de jeu une digression aéronautique m’avait évidemment ramené en Afghanistan. Je dis "évidemment" car pour le peu que j’ai bourlingué par le vaste Monde, il n’y a pas d’autre pays ou Nation qui m’ait autant fasciné et si profondément marqué que l’Afgha’. Bien sûr, j’avais alors déjà perdu tous mes scrupules de méridional présumé glando en découvrant le monde du travail dans la Ruhr et aussi arnaqué l’autochtone ibérique en m’inventant des aptitudes de prof de langue… Depuis, j’ai vécu des moments que je n’oublie pas comme dans le sud libyen et j’ai aussi eu la chance de rencontrer des personnalités passionnantes, notamment en Israël, en Cisjordanie dite Palestinienne ou en Syrie ; mais on m’avait conduit à elles en me tenant la main. Au fond, il ne s’agissait alors que de tourisme sans réelle opportunité de me frotter au réel du quotidien local….
Hormis les pays d’Europe cités et l’Afghanistan, le seul pays où j’ai dû un peu me frotter au réel, c’est le Pérou… Et c’est au Pérou que j’ai vraiment compris que les voyages forment la jeunesse…
Pour situer le contexte, j’étais alors rentré d’Afghanistan depuis deux ans. C’était le pays d’Asie centrale le plus moyenâgeux (en sens féodal) et le plus barbare (au sens de civilisation) On ne pouvait pas imaginer plus exotique. Or je m’étais facilement adapté au mode de vie local et n’en étais pas revenu épouvanté. Je m’estimais donc blindé… Alors qu’en fait, si j’avais si bien supporté et facilement admis le différentiel de culture, c’était parce que face à un tel décalage je vivais inconsciemment ça comme une visite au zoo. Je veux dire que cela ne m’impliquait pas, ne me remettait pas en question…
Il a fallu le Pérou pour que je comprenne ça…
Je partais donc au Pérou après avoir relu le Temple du Soleil et m’être bien documenté, mais sans avoir de connaissances sur place. Pour moi, il s’agissait d’un pays fortement marqué de vernis hispanique et catholique où l’on parlait castillan avec un accent plus audible qu’en Andalousie rurale. Donc pas trop de décalage culturel à prévoir et pas d’obstacle de la langue. Bref, no problem’. Pour la langue je confirme. Pour le culturel… Bonjour le choc.
Faut dire que ça a sûrement dû évoluer là-bas depuis. Mais évolué comme en France ? Pour situer, chez nous Giscard entrait à l’Elysée et on avait eu cette année-là dans la foulée la majorité à 18 ans, la pilule remboursée par la sécu et délivrée aux mineures sans autorisation parentale, la loi Veil légalisant l’IVG… Au ciné sortaient Les valseuses avec Depardieu et La gifle avec Adjani ; mais L’archipel du Goulag était enfin édité en français…
Pour là-bas à la même époque, je crois que le plus simple est de vous égrainer quelques séquences ciblées :
Dès l’aéroport, tout est clair : Il n’y avait pas de navette pullman pour gagner la ville, il fallait prendre un taxi dans la file à 100 sols le tarif "de base". C’est là que se débrouiller dans la langue de Cervantès se révèle utile comme d’oser aller tailler le bout de gras avec deux porteurs désœuvrés (les milieux sociaux se voyaient comme le nez sur la figure et ne se mélangeaient pas) : il suffisait de sortir du terminal par derrière, de charrier sa valise sur deux cent mètres de terrain vague et de héler un mini-bus ; Comment les reconnaître ? – Le premier déglingué et rouillé que tu vois fait l’affaire. Tarif : 0,5 sols par personne…
J’ai parlé de valise. J’avais été mis au parfum et le sac à dos était dans la valise ensuite confiée vide à un hôtel borgne de Lima pendant nos déplacements. Car le contrôle frontalier des bagages se faisait largement au faciès tant ces gens étaient pleins de bon sens : le routard portant sa maison sur son dos était sûr de devoir tout déballer et de se voir confisquer de façon aléatoire sous des prétextes locaux juridiquement imparables, qui un appareil photo, qui une paire de jumelles ou un nécessaire de maquillage…
Bloquée entre les entrées maritimes du Pacifique et la cordillère qui bloque les nuages, Lima bénéficie en toutes saisons d’un temps pourri, bruineux et humide sous un plafond nuageux. On raconte que ce sont les indiens qui avaient conseillé l’endroit aux conquistadores pour bâtir leur ville, espérant sans doute les y voir crever… Je n’en retiendrai que les autobus urbains. Le chauffeur s’occupait de klaxonner, c’est son job ; et le receveur d’encaisser. Encaisser est le mot… Le métier de receveur sur les bus de la RATP locale était principalement exercé par des garçons qui devaient sans doute prendre leur retraite du job vers l’âge de douze ans… et je les comprends ! Le boulot consistait en effet à faire payer les passagers dont s'était manifestement le dernier des soucis. Il était fréquent qu’ils s’y refusent, les hommes mûrs comme les grosses mégères n’hésitant pas jouer de leur ascendant physique pour engueuler, bousculer, voire même débarquer le gamin manu-militari lorsqu’il insistait trop. Premier contact du Plouc avec la cohésion sociale locale…
L’Altiplano, c’était sympa : Dans les cantinas des pueblos du plateau andin, il était bon de se réchauffer avec un roboratif petit-dej’. Qui aurait alors voulu échapper au petit matin à la soupe de tête ? Oui, la soupe de tête de mouton avec les yeux qui flottent…
Les trains péruviens ont été une expérience pleine de convivialité. Il est vrai que 12 h de train pour grimper à 4 800 mètre d’altitude et redescendre sur Huancayo à 3 300 mètres, c’était déjà ça. Reprendre ensuite le train des compagnies minières pour s’enfiler tout le plateau des mines de cuivre et d’étain, ça laisse le temps de se dégourdir les jambes dans l’enfilade des wagons bondés où l’infirmier identifié par sa blouse blanche douteuse passait avec sa vessie d’oxygène pour ranimer les petites natures… Le riz du cuisinier était plus correct que ses bassines… Lors d’un de mes trajets les plus longs, je me souviens de la société dans le compartiment : Un militaire gradé peu causant, un lambda transparent, un genre agriculteur avec femme et enfants, Mme Plouc et moi. L’agriculteur était assis en face de nous sur la banquette et on a assez vite pris langue, grande étant sa curiosité quant à notre pédigrée. Au moment du casse-croute, il a dénoué une sorte de grand mouchoir douteux de grand-père contenant des bananes épluchées et cuites encore toutes tièdes. Il nous en a aimablement offert et elles étaient délicieuses. Mais ce dont je me souviens le mieux, c’est quand j’ai senti ma nuque mouillée et que ça dégoulinait dans mon cou derrière l’oreille jusqu’à mon col de chemise. J’ai passé ma main : c’était du sang… Dans le filet au-dessus de moi, le brave homme transportait, entre autres, dans un sac de toile je ne sais quel bête genre chevreau fraîchement tuée… Je précise que j’avais alors déjà renoncé à voyager en seconde à cause de l’odeur… Cela se passait dans un compartiment de 1° classe…
Parlons un peu de la bidoche et de l’anchois. Le Pérou vivait alors les très riches heures du général Juan Velasco. Seule dictature militaire sud-américaine dite de gauche : nationalisations de toutes les productions, expropriations massive des intérêts étrangers, tiers-mondisme, etc. Génial ! La grande affaire en 1974, c’était la pêche à outrance (ultérieurement en faillite par épuisement de la ressource). Ça sentait l’anchois dix kilomètres avant d’arriver à Chimbote, la capitale mondiale de ce petit poisson, richesse nationale… Pour économiser les devises et pousser le natif à consommer du poisson plutôt que la viande de bœuf importée d’Argentine (qui était excellente), Velasco n’avait rien trouvé de mieux que d’instaurer la quinzaine sans viande, un peu comme le stationnement alterné dans la rue… Le résultat le plus probant fut l’explosion des importations de congélateurs en provenance des USA honnis…
La vision du monde des classes populaires était simple. On fait des rencontres dont on se souvient en attendant aux arrêts des cars. Il est vrai qu’on pouvait attendre longtemps, surtout quand on vous dit qu’il passe ahorita ! On ne vous met pas le verbe au futur mais au présent puisque de toute façon on ne vous dit même pas maintenant mais un diminutif de maintenant. Il n’y a qu’au Pérou où j’ai entendu dire "dans un petit maintenant" Alors, si on vous dit ahora, pas la peine de regarder sa montre, on a le temps d’aller dîner… Bon, je m’égare. Vision du monde, disais-je. En attendant l’autocar, donc, un vieux tout ridé assis à mes côté sur le trottoir engage la conversation avec la question classique sur mon pédigrée. La première mise au point qui facilite toujours la suite, c’est de préciser que je ne suis pas gringo ! Tu lis alors dans les yeux du type à la fois qu’il te trouve tout de suite plus sympa et… qu’il est perplexe à l’idée qu’il puisse y avoir des types de mon genre qui ne soient pas étatsuniens… La France ? - ? ; L’Europe ? - ?? Finalement je lui ai dit que la France, c’est à côté de l’Espagne… Moment de cogitation intense puis son visage s'éclaire : "- Ah oui ! Mais… Hou dis-donc, c’est pas vachement loin ça ?"… Puis, zieutant Mme Plouc, il me demanda si nous avions des enfants. – Oui, un. – Quel âge ? – Huit mois… - Et où est-il ? – En France, chez l’abuela… Et c’est là que je me suis senti père indigne devant sa réaction scandalisée : - Ocho meses ! Pobre ! Si se muere ! C’est alors que j’ai repensé avoir déjà vu bon nombre de tout petits cercueils promenés dans les villages. La mortalité infantile, il y a 38 ans, nous on n’y pensait déjà plus…
La vision du monde des classes dites moyennes était encore plus riche d’enseignements. Un jour à Huaraz (le Chamonix du coin) je discutais avec un type, attablé autour d’une bière dans un bistrot. Le gars était quelque chose comme un directeur local de la DDA, le genre au moins bac+2 ou 3 (de notre époque…) Et bien il ne pouvait pas concevoir, c’était hors de ses possibilités mentales, qu’on puisse faire un voyage comme celui-là sans être payés par notre gouvernement… Il est vrai que leurs passeports à eux étaient conservés par l’administration et ne leur était temporairement prêté que sur demande par dossier justifiant leur déplacement à l’étranger…
Bien sûr, le régime communisant de Velasco multipliait les structures de soviets et les "comités", sortes de coopératives ouvrières dans tous les secteurs de l’artisanat et du commerce. Les lignes d’autocars interurbains étaient gérées de cette façon, les chauffeurs étant copropriétaires des bahuts et cogérants de la recette. Ouais… On était sept ou huit pelés à acheter nos billets au bureau à la gare des cars. Puis, dès après le premier angle de rue, le car s’arrêtait et se remplissait de guignols payant moitié prix, cette recette-là allant directo dans la poche du chauffeur qui ruinait ainsi allègrement sa propre affaire…
Enfin, sur le plateau andin, la cohésion sociale et la solidarité villageoise étaient exemplaires à leur manière. Ça, je ne l’ai pas vérifié par moi-même mais, de l’avis général, quand sa récolte venait à maturité, le paysan allait coucher dans son champ pour éviter de se le faire nuitamment moissonner par… ses voisins…
Pour résumer, moi Plouc encore naïf, j’ai alors pris conscience que derrière un concept d’identité nationale, derrière un agencement de racines culturelles présumé consolidé par une histoire commune, il pouvait n’y avoir que le vide rempli de petits arrangements d’individus juxtaposés n’ayant d’autres principes que le chacun pour soi, le tout cosmétiqué par une phraséologie de mensonges auxquels personne ne croit vraiment mais qui donnent un semblant d’unanimisme à l’abri de mots d’ordre creux, que ce soit l’indianité ou l’avenir du socialisme.
Chez nous, aujourd’hui, c’est droidlhom…
Mais il y a encore au chapitre des rencontres une anecdote sans lien direct avec le thème ethnologique :
Nous étions arrivés au Pérou par un vol Miami-Lima qui n’avait rien de direct. L’avion n’était pas plein. Nous entendant parler français, Mme Plouc et moi, un passager embarqué à Panamá s’était insensiblement rapproché de nous puis décidé à nous aborder sur le tarmac à l’escale de Guayaquil en Equateur. La jeune trentaine, il voulait savoir si nous étions journalistes et paru très affecté par notre réponse négative. C’était un Chilien qui avait eu des responsabilités militantes exécutives dans le movimiento pour la réforme agraire au temps d’Allende. J’ai perdu depuis longtemps le papier où il m’avait donné son nom et bien d’autres détails sur son CV. Il nous avait aussi donné un plan de la ville de Lima que j’ai peut-être encore dans un carton (allez savoir, j’ai déménagé cinq fois depuis…) Bref, ça faisait tout juste huit mois que l’horrible Augusto Pinochet avait nettoyé tout ça et notre homme avait dû partir en cavale…
Je résume la situation : Il se disait condamné à mort au Chili. Arrêté en situation irrégulière à Panamá, ça faisait six mois qu’il faisait la navette suivante : 1° attendre en taule l’arrêté d’expulsion vers le pays d’où il venait (le Pérou) ; 2° être fourré dans l’avion, retour à l’expéditeur ; 3° arrêté à l’arrivée pour les mêmes motifs et mis en taule en attendant l’expulsion dans l’autre sens ; et bis repetita, ter repetita… Son problème, c’était que l’excellent général Velasco, tout gaucho qu’il fut, venait de réchauffer pour des raisons bestialement économiques ses liens avec son épouvantable voisin Pinochet… Le Panamá en ayant marre de le voir revenir, le risque était dorénavant grand de voir le Pérou s’en débarrasser définitivement en l’expédiant vers son pays natal… A Lima, au pied de la passerelle, les flics l’attendaient. Déjà encadré, il a encore discrètement jeté un regard interrogateur vers nous et je ne l’ai plus revu…
Bref, le gars nous avait suppliés de l’aider en ameutant les média français via un journaliste du Monde dont il avait les coordonnées et en prenant contact avec son avocate de Lima. Je n’ai pas osé lui dire que nous n’étions pas de la même paroisse et qu’à chacun sa merde… Le contact au Monde a fini au panier. J’assume sans aucun scrupule.
En revanche, je ne pouvais pas le laisser seul dans sa détresse, mon côté chrétien que voulez-vous… Dès notre arrivée en ville, sans dévoiler mon identité dans ce pays où, légitimement, la PIP (Policia de Investigation del Perú) n’aimait guère les étrangers se mêlant de ce qui ne les regardaient pas, j’ai quand même appelé son avocate d’une cabine téléphonique dans la rue… Manifestement bien au courant de son dossier, elle aurait ignoré son retour sans mon coup de fil. Au moins elle a pu se bouger. Car obtenir là-bas l’assistance de son avocat n’était alors pas aussi évident ; tout le monde n’a pas la chance d’avoir les lois Guigou… Je ne saurai jamais ce qu’il est devenu… La planète continue de tourner avec nous dessus…
C’est vrai que les voyages forment la jeunesse…
"Si la capacité des cons à s'auto-éliminer ne doit pas être négligée, la volonté effarante du monde moderne et de l'Etat-providence à les sauver rend vain tout espoir de sélection naturelle"
"Il y a deux aristocraties : celle du haut et celle du bas. Entre les deux, il y a nous, qui faisons la force de la France.
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Passionnante aventure, j'estime bien le Plouc qui
RépondreSupprimerest un homme selon mon coeur mais j'admire
carrément son épouse qui l'a suivi dans des
périples manifestement très au dessous du niveau d'exigence moyen des nanas.
Bravo, en tout cas, c'était un moment bien
agréable.
Très au dessous ? Le périple sûrement... Mais très au dessus les exigences de Mme Plouc, très au dessus de celles des nanas lambda !
SupprimerLes voyages forment la jeunesse, certes, mais pas toujours. La cécité volontaire aide beaucoup à conserver des convictions "humanitaristes" en dépit de toute évidence. J'en ai connu bien des exemples.
RépondreSupprimerQuoi qu'il en soit, votre billet m'a passionné et je vous en remercie.
comme vous racontez bien
RépondreSupprimerj'attend la suite
Eh ben ! Vous avez du vécu, cher Plouc.
RépondreSupprimerLes destinations de rêve, qu'ils disent…
Quand on vous lit, on se dit qu'en France, après tout, jusque là, ça va.
Attention Carine, vous prenez là une mauvaise pente ! "après tout ça va..."
Supprimeril suffit de pas grand chose.
"Il n’existe aucune garantie que les protections qui prévalent dans les sociétés occidentales seront préservées dans celles qui deviennent non-occidentales. Déverser en Occident des populations du Tiers Monde accélère simplement la transformation de l’Occident en une extension du Tiers Monde."
Jane Jacobs
Tout à fait exact, Plouc.
RépondreSupprimerC'est bien la raison qui me fait dire "jusque là…", car ça ne va pas durer.
Vous avez vu la délocalisation de Renault au Maroc ?
RENAULT !
Nous sommes une extension du Maghreb.
Achetez Français, qu'ils disaient…
Je roule Toyota. Au moins, c'est délocalisé en France. Pour les ouvriers turcs et maghrébins de Valenciennes. Rien n'est parfait.
Plouc, quel voyage.
RépondreSupprimerDans certaine situation j'ai senti les odeurs.
J'ai bien aimé votre réponse à Carine : on a toujours de sentiment que, chez nous, rien de mal ne peut nous arriver.
Je pense à Richard Millet qui ,à un certain stade de sa vie de prof de banlieue, "ne pouvait plus dire nous"
(La fatigue du sens).