Gaby
est passé chez moi hier soir. C’est rare. Et c’est toujours sans raison. Sauf deux
fois. La dernière en date c’était, un peu gêné,
pour me présenter ses condoléances le premier soir où je rentrais seul dans
mon douar de cantonnement après avoir installé Mme Plouc, faute de mieux, dans
son nouvel appart’ au cimetière de notre douar d’élection.
Quoique
de commerce agréable, ce type est vraiment bizarre… D’abord, il débarque
toujours à l’improviste sans qu’on sache pourquoi. Et je n’en sais généralement
pas plus quand il prend congé… Il est beau gosse que c’est une vraie tuerie mais
je suis bien incapable de lui donner un âge. Selon l’angle, l’éclairage ou le
ton de la conversation, on dirait aussi bien un éphèbe de vingt ans qu’un
quinquagénaire sportif… Très pâle, au demeurant et sa tignasse d’un blond quasi
albinos rendrait jaloux Franz-Olivier Giesbert dans sa version capillaire "limousine
hollywoodienne". Je n’ai jamais compris comment il pouvait faire pour
garder immaculé le bas de ses pantalons super100s aux plis impeccables, même
quand il tombe des cordes avec un vent pas possible. D’autant qu’il affectionne
les costumes d’un blanc plus blanc tu peux pas savoir, des trois pièces qu’il
porte avec une aisance et une décontraction que je lui envie. J’imagine que
toutes les femmes de tous âges non ménopausées doivent se retourner dans la rue,
sans parler des tafioles. Mais j’imagine seulement car je ne l’ai jamais
rencontré ailleurs que chez moi, en tête à tête…
C’est chaque fois pareil : On sonne à la porte, je m’arrache de ce que
je fais et vais voir ce que c’est en traînant les pieds… J’ai beau réfléchir
après qu’il soit reparti, je ne me souviens jamais avoir regardé par l’œil puis
ouvert la porte : je crois bien que je le trouve déjà dans l’entrée… C’est
chaque fois le même prétexte. Il me dit que, passant dans le coin pour son
boulot, il avait un moment de libre et n’allait pas rater cette occasion de passer
me voir. En fait, la seule chose que j’ai vraiment compris - et il n’en fait
plus mystère - c’est qu’il se trouve bien chez moi ; c’est pour lui un
moment de détente, un interlude, une pause, un délassement qu’il s’accorde pour
souffler un peu dans une vie professionnelle qui m’a l’air très chargée avec
beaucoup de responsabilités. J’ai l’impression qu’il m’a à la bonne, une sorte d’affinité élective à mon égard qui
remonte sans doute à notre première rencontre sur laquelle je reviendrai. Et
aussi, sans doute, à cause de ma bouteille de Highland Park 15 ans d’âge toujours
dispo’ ; c’est peut-être chez lui ce côté humain qui me rassure… Je sens qu’il aime ces moments où il peut se
laisser aller. Tout en me parlant de tout et de rien, il aime faire tinter
contre les fines parois taillées du gobelet en cristal le glaçon d’eau de
source qui s’agite dans le breuvage ambré. L’eau d’une source proche de la
distillerie ; je la fais spécialement venir des Highlands par respect pour
mon apéro… Et puis il affectionne de s’asseoir toujours sur le même cabriolet
Louis XV en acajou de Cuba. Les sangles de ce fauteuil ont sacrément besoin
d’être refaites et chaque fois que quelqu’un sort de ses bras, la pauvre assise
met un long moment à retrouver une forme à peu près tonique. Mais lorsque c’est
lui, à peine en a-t-il décollé ses fesses que la tapisserie retrouve sa convexité
d’origine. Je me suis toujours interrogé sur cette bizarrerie mais bon, il n’a pourtant
rien d’un pur esprit. S’il ne touche pas à mes pistaches et aux Pringles, après deux (ou trois) Highland
Park son verre est bien vide quand il s’en va… Quant à sa poignée de main, je
peux vous dire que j’en garde chaque fois des souvenirs douloureux dans le
métacarpe…
Il doit être commercial ou
quelque chose de ce genre pour une sorte de multinationale et semble mandaté
par le staff de direction pour traiter de gros dossiers. Je disais qu’il vient
chez moi pour souffler. C’est
l’occasion pour lui d’évoquer son boulot, en soliloquant sur ses soucis du
moment et, surtout, sur ses souvenirs. Il se déboutonne. Sans doute en écornant un peu le secret professionnel
mais c’est sans importance puisque je n’y comprends rien tant il y a de
paramètres qui m’échappent. Manifestement, il parcoure le monde mais pas
seulement. On dirait qu’il a des soucis pour des dossiers qu’il traitera hier
et des remords pour d’autres qu’il a déjà traités demain. Enfin bref… En tout
cas, à moi, il ne cache pas que ça le fatigue à la longue d’être toujours le bras gauche de son patron. J’ai voulu lui placer quelques mots aimables à ce
sujet, ayant cru déceler une amertume d’ambition contrariée par l’organigramme
de la boîte mais il m’a fait comprendre que j’étais à côté de la plaque et je
n’ai plus insisté. Je me contente donc de l’écouter me raconter des anecdotes
parfois croustillantes vécues lors de ses précédentes missions. Des missions
dont un certain nombre ont foiré mais il ne s’étend pas. Il lui en est arrivé
des gratinées. Quelquefois, il a pu torcher l’affaire comme un simple coursier
tant le client (ou le fournisseur ou le concurrent ou le prospect, va savoir…)
était prêt à tout avaler. Mais le plus souvent c’était chaud… Toussa raconté dans un beau désordre et je me
perds un peu dans la chronologie. Je me souviens qu’il m’a parlé de discussions
à n’en plus finir avec un certain Daniel, d’un contrat avec un dénommé Zacharie
(j’ai cru alors un moment que Gaby n’était qu’ophtalmo), de son stress et de sa
timidité pour s’adresser à une certaine Myriam (pourtant, un beau gosse comme
lui…), etc. Surtout (il revient souvent sur cet épisode) il est absolument
furax contre un bougnoule bas de plafond, un genre gardien de chèvres et voleur
de grand chemin qui avait compris complètement de travers ce que le patron lui
faisait dire… C’était pourtant pas du chinois ! Rien que de l’arabe… Une
fois, on l’aurait aussi envoyé à Patmos – un aller et retour en avion, sans
doute – juste pour aller relire la prose d’un type au style symbolique pas
possible pour s’assurer qu’il n’y avait pas de contresens. Paraît que c’est
repris à la fin d’un gros bouquin que je connais bien…
J’ai remarqué qu’il a l’air d’avoir beaucoup de considération pour les Russes
en général, lesquels seraient peut-être, d’après lui, à peu près les seuls à
comprendre le film actuel. Et il a une affection particulière pour leurs
écrivains qu’il semble avoir bien connus personnellement. Qu’il ait bien connu
Volkoff ou encore l’archimandrite Krestiankin, je veux bien. Mais Boulgakov
décédé il y a soixante-douze ans ! Sans parler de Dostoïevski !! Bref,
devant lui je fais celui qui ne s’étonne de rien, on ne sait jamais…
Hier soir, j’ai essayé de le faire un peu parler des élections pour
savoir ce qu’il en pensait. Peine perdue et ça m’a un peu énervé. A peine le
sujet abordé il m’a fait l’effet d’éprouver une grande lassitude et donné
l’impression de vouloir détourner la conversation. Comme j’insistais, il a alors marmonné
diverses considérations assez floues et sibyllines. Qu’en
ai-je retenu ? D’abord, il a bizarrement évoqué une histoire qui sentait
la botanique et la sécurité alimentaire. Il était question d’un arbre dont les
fruits étaient à consommer avec autant de prudence que de discernement. Et aussi de
considérations sur l’adage "On reconnaît l’arbre à ses fruits" qui ne
serait plus pertinent dans le cas d’espèce. Car à force de sélectionner à
outrance parmi les graines du dit arbre, à force de vouloir en purifier la consommation, en
standardiser le goût, on a appauvri la diversité
de ses gènes, on en a réduit le potentiel de transmission génétique, c’est-à-dire
son verbe, à un langage binaire
bestialement réduit, plus pauvre que celui de l’australopithèque, et même de l’amibe
qui se débrouille très bien avec des connections désormais plus nuancées…
Il
a aussi évoqué, j’saipapourquoi, la
tour de Babel. "- Regarde, me disait-il, ça leur a repris. Une fois ne
leur a pas suffi. Pourtant, c’était déjà en Irak. Bien sûr, il y a toujours eu quelques
illuminés qui rêvaient de la rebâtir, notamment depuis les Lumières. Mais depuis soixante et quelques années ça n’arrête pas,
ils y travaillent et ils s’échinent à la refaire comme Sisyphe poussant son
cailloux. Mais ça va se casser la gueule, très vite…"
Sa
conclusion a été de me dire : "- C’est
ce que vous avez voulu, et bien démerdez-vous maintenant…Après tout, c’est
votre liberté. Celle-là aussi vous la vouliez, n’est-ce pas ?"
Je n’ai pas bien compris le rapport avec les élections, mais bon.
Ah oui ! Comment ai-je connu Gaby ? C’est à la fois très simple
et très… je sais pas. Ce type a débarqué un jour chez moi il y a plus de
quarante ans déjà (tiens, c’est vrai qu’il
ne change pas) Je ne l’avais encore jamais vu mais sa tête me disait très
vaguement quelque chose et il n’avait pas l’air de vouloir me vendre un
aspirateur ou des assurances. Il a sûrement dû se recommander de quelqu’un que
je connais pour que je le fasse entrer et consente à l’écouter mais je ne m’en
souviens plus. Je ne me souviens d’ailleurs pas exactement de ce qu’il m’a dit.
Mais en substance ça devait ressembler grosso-modo à quelque chose comme
ça : "- Salut à toi, Plouc. Le Patron ne t’oublie pas. Il va te confier
quelqu’un qui compte à Ses yeux."
"- Comment cela pourra-t-il se faire puisque je suis
Plouc ?" que je lui ai répondu aussi sec. Et lui de me dire alors :
"- Regarde autour de toi, jeune con."
Dix mois plus tard, sûrement très occupé, il n’était pas présent à mon
mariage… Enfin je crois…
C’est vrai que je ne l’avais pas invité, ignorant son adresse. Enfin je
crois…