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Le départ de M. Gibus atteint la civilisation de façon bien plus générale. La civilisation tient à des choses fragiles. Tout ce qui est extrême particularité la renforce et lui donne du prix. Surtout quand c’est inexplicable. Comme le gibus. Et encore plus quand c’est gênant ou ridicule. Tel est le pouvoir de l’irrationnel. Quand l’homme accepte de se gêner ou de paraître ridicule sans aucune espèce de raison, sa civilisation est forte ; elle a toutes les chances de durer. L’homme a besoin de choses qui durent plus que lui. De choses magiques comme le gibus. Des choses magiques et surhumaines. Privé de ces choses, il est moins viable et dépérit. Il a besoin de respecter beaucoup ; quand il respecte en trop, c’est un excellent signe. Que ne respectera-t-il s’il respecte un gibus? L’Anglais sérieux respecte encore des plaisanteries qui avaient déjà perdu leur sel à l’époque de Charles le Chauve. C‘est pourquoi il dure si longtemps. Il est bon que l’homme croie au gibus. Et que le gibus survive à l’homme. Tant que l’homme croie au gibus, rien n’est désespéré ; il y a beaucoup à attendre de lui ; je ne dis pas de son intelligence, mais de son avenir, de sa vitalité. Ce ne sont pas des choses qui vont de pair : l’intelligence n’aide pas tellement les hommes à vivre, elle leur ouvre plutôt les yeux sur un paysage désolé. Mais, s’il y a peu d’avenir dans la raison humaine, il y en a beaucoup dans le gibus, et heureusement il y a beaucoup de gibus. Les gibus donnent des raisons de vivre, sans compter les raisons de mourir.
Le gibus, c’est la gêne inutile. Rien de plus fécond. Mais on ne s’en aperçoit que très tard. Lorsque j’étais enfant, on me traînait chez de vieilles dames qui me partageaient un gâteau sec. De leur côté elles buvaient un petit verre de malaga en se torchant la moustache du revers de la main, la dernière gorgée avalée. Je ne puis dire combien je souffrais dans ces endroits crépusculaires, où je devais passer deux heures sans un mouvement au pied d’une laitue exotique qui portait le nom d’Aspidistra. Mais c’est à ce prix que survivent les civilisations. La civilisation consiste à attacher du prix à l’homme, a ses manies et à ses rites ; à ses snobismes. Qu’est-ce qui n’est snobisme ici-bas ? C’est un snobisme de la part de l’homme de croire à l’homme, c’est de l’esprit de corps, c’est le conformisme d’un clan. C’est aussi sot, et aussi nécessaire, c’est aussi utile à la vie, par conséquent intelligent, que pour le chasseur alpin de croire au chasseur alpin, pour l’académicien de croire à l’académie, pour le blouson noir de croire au rock, pour l’anarchiste à l’anarchie, pour chacun de nous de croire à lui-même. C’est l’instinct de conservation. Si les coutumes sont excellentes, c’est parce qu’elles sont, dans beaucoup de cas, irrationnelles ; il n’y a pas d’argument contre l’irrationnel ; il y en a contre tout ce qui est fondé en raison. D’autant plus que la raison elle-même est un snobisme ; on ne croit à la raison que par un acte de foi ! Du clan humain qui veut se prendre au sérieux. Si on se mettait à traiter l’homme conformément au peu qu’il est aux yeux de la raison raisonnante, en poussière qui retourne en poussière, on obtiendrait une société semblable au camp de concentration. Voilà ce qui est écrit dans le gibus.
Je n’aime pas que M. Gibus ait fermé sa boutique. Le gibus augmentait le respect de l’homme pour l’homme. L’homme en gibus ne se prenait pas pour un cloporte ou pour un pipa du Surinam. Il faut du gibus en toute chose, des académiciens qui n’aient pas écrit de livre, des rois cruels, des généraux injustes, des juges qui condamnent l’innocent. Ne serait-ce que pour les combattre. Quand toutes ces choses auront cessé, la société sera peut-être parfaite mais elle aura signé sa mort.
Le gibus a des vertus magiques.
Rien ne sert la vie si bien que l’absurde.
Alexandre Vialatte – Chronique du nécessaire gibus.
[une des 898 chroniques qu’il écrivit entre 1952 et 1971]
Aujourd’hui, y a pas de souci.
On a le sportwear, on a le streetwear et egobody est bien dans ses baskets.
"Là où y a de la gêne, y a pas de présent sans souci d’avenir…"