Republication d’été… [*]
« (…) Et ensuite il y a M.Verdure qui est professeur de philosophie, et qui m’écrit que j’aurais dit des bêtises dans La Montagne du 3 mars. Je lui ai répondu que c’est entièrement faux. Je les ai dites le 20 février. Et c’est tellement entièrement faux que, même si j’avais voulu les dire, la chose m’eût été impossible car le 3 mars était un samedi et ma chronique paraît le mardi. Je ne peux dire des bêtises que le mardi, c’est le triste sort des journalistes ; au lieu que les professeurs peuvent en dire tous les jours ; je ne parle pas pour M. Verdure car sa lettre est pleine de bon sens ; on voit par là pourtant combien ses calomnies sont dénuées de toute espèce de fondement. « Vous parlez, m’écrit-il, dans votre paragraphe trois d’un professeur qui a écrit trois mille pages sur les nuances et sur les gouffres qui séparent le Rien du Je-ne-sais-quoi » (C’est fort exact) « Il s’agit, ajoute-t-il, de mon maître Wladimir Jankélévitch » (Pure vérité. M. Jankélévitch sépare déjà à 8 heures du matin, à la radio, le presque-rien du je-ne-sais-quoi, pour que l’homme se réveille dans l’utile de la chose et se trouve jeté tout nu dans le vrai sérieux de la vie.) « Je vous signale, continue M.Verdure, que le titre de son ouvrage n’est pas le Je-ne-sais-quoi et Rien, mais le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien » Qui ne le sait ? Et on ne me l’apprend pas. Mais le Presque-rien cassait la cadence de ma phrase. Au lieu que le Rien s’emboîtait parfaitement. Les lois de la prose ne sont pas celles des évènements : Un historien vraiment soucieux de son style fait perdre ou gagner la bataille suivant les intérêts de sa phrase et non pas ceux d’une ressemblance photographique avec des faits qui auraient pu être tout différents ! C’est une question de conscience professionnelle. Ou alors qu’on nie Picasso ! M.Verdure songe-t-il à nier Picasso ? Va-t-il acheter ses tableaux chez le boucher, chez le menuisier, chez le marchand de singes ? Non, M .Verdure ne songe pas à nier Picasso, et c’est pourquoi, tel que je le sens, il est navré de ses affreuses calomnies, il bat sa coulpe, il souffre, il ne sait pas où se fourrer.
Ne piétinons pas l’ennemi vaincu. Mettons-nous d’accord avec lui sur les constatations de M. Jankélévitch qu’il cite avec bien de l’à-propos ; elles ne peuvent que réunir tous les suffrages. « Le pessimisme de la négativité, dit nettement M. Jankélévitch (p.48 de l’ouvrage cité) n’est sans doute qu’une déception du dogmatisme reificateur (Naturellement !) Il y aurait bien un moyen d’éviter à la fois Charybde et Scylla (nous y voilà) : ce serait (bien sûr) de ne pas considérer (folie !) le presque-rien comme la différence mathématique entre le tout et le presque-tout (mais qui y songe, sinon quelque étourneau ?) mais de reconnaître en lui le mystère de la totalité en général. (Ce n’est que trop vrai et tout le monde y consent) Ce mystère ne peut être rongé par le progrès scalaire de nos connaissances. » Voilà la chose, et là j’applaudis des deux mains. Qui a jamais vu le progrès scalaire ronger quelque mystère que ce soit ? Même derrière une malle démodée, dans un grenier de commune rurale ! J’au vu des rats ronger des noix, des lapins ronger des carottes, du tout, du rien, du presque-tout, du presque-rien, et même parfois du je-ne-sais-quoi, jamais je n’ai vu de progrès scalaires ronger de mystère de la totalité. Ce sont des vérités évidentes, et nos lecteurs ont rétabli d’eux-mêmes. C’est bien là où je voulais en venir, et c’est ce qui confond M.Verdure. Sa critique était inutile. Car nos lecteurs ont rétabli. Je les connais bien. Nous avons fait la guerre ensemble. C’étaient des pâtres du haut Cantal. Nous nous entendions sur toute chose, sur le rien et le je ne sais quoi. Nous y étions d’une grande compétence et nul ne nous fit jamais prendre du je ne sais quoi pour quelque chose. Quand on partageait le saucisson, celui qui avait la tranche transparente savait sans nul effort que c’était du presque rien si on voyait le soleil à travers par beau temps, du rien si c’était par temps de brume. Quant à celui qui n’avait que la ficelle, il comprenait très bien que c’était du je-ne-sais-quoi ; pas tout à fait du rien ; il y a dans la ficelle une imprégnation de charcuterie, avec du sel, du salpêtre, ou de la cendre ; l’âme du saucisson, essence immatérielle, qui n’est ni le rien, ni le presque rien, mais le je ne sais quoi. Celui qui la recevait en partage ne faisait jamais l’erreur grossière de la prendre pour le presque tout. Il en naissait mille désaccords qui obligeaient le soldat en campagne à accorder la plus grande importance aux différences du presque rien, du rien abstrait, du rien concret, du rien solide, du rien liquide, du je ne sais quoi qui se met en bouteilles et de celui qui se tartine sur du pain. Toute la vie du soldat, son prêt et sa haute paye, son lit, son vin, sa nourriture, sont une école du presque rien et du je ne sais quoi. Le Puy-de-Dôme également, ainsi que le haut Cantal, et le canton de Brioude qui appartient à l’Auvergne. Ils sont pleins de proverbes et de grand-mères qui enseignent dès la tendre enfance à faire du quelque chose avec du je ne sais quoi, en l’économisant sans cesse. Il n’est pas rare d’y voir des gens partis de rien qui arrivent au même endroit au bout de leur existence. D’autres qui arrivent à du je ne sais quoi avec beaucoup de persévérance. D’autres qui partent de tout et qui n’arrivent à rien. Mais, plus généralement, avec du presque rien ils arrivent à du quelque chose. Et c’est pourquoi ils font très bien la différence, sans ronger le progrès scalaire ni le mystère de la totalité, entre le tout, le presque tout, le presque rien, le je ne sais quoi et le quelque chose. On peut même dire que c’est leur vocation locale et qu’ils y consacrent leur vie. Et c’est pourquoi le professeur Jankélévitch n’a rien à nous apprendre ici sur les problèmes du presque rien dans le partage du saucisson ou la constitution du livret de Caisse d’Epargne.
Nous sommes tous pour le presque tout.
M.Verdure peut dormir tranquille. Les Auvergnats ont rectifié d’eux-mêmes. »
Alexandre Vialatte – Sa chronique dans La Montagne du 20 mars 1962.
[* 1° publication 3 novembre 2010]
"Si la capacité des cons à s'auto-éliminer ne doit pas être négligée, la volonté effarante du monde moderne et de l'Etat-providence à les sauver rend vain tout espoir de sélection naturelle"
"Il y a deux aristocraties : celle du haut et celle du bas. Entre les deux, il y a nous, qui faisons la force de la France.
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J'ai fait il y a quelque temps l'acquisition des Chroniques de La Montagne. J'y picore quelques pages quand l'envie m'en prend et je me régale aussi.
RépondreSupprimeret c'est ainsi qu'allah est grand!
RépondreSupprimerTu l'as dit, Bouffi ! (je ne sais pas si notre Alexandre le dirait encore aujourd'hui...)
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