L’actualité
est si déprimante et si lassante que je ne sais trop qu’en dire ces jours-ci.
Que faire donc qui puisse malgré tout faire se lever une paupière alourdie
chez mon vaste lectorat ? Au moins, soyons franc, pour éviter un tassement
trop prononcé du nombre de "visiteurs uniques" que d’autres scrutaient
semble-t-il attentivement du haut de leurs collines… Piochons donc du côté des fonds de tiroirs et vieux papiers… Le texte
ci-dessous m’a été rappelé par la lecture, à droite et à gauche (surtout à droite…) des commentaires
suscités par l’affaire Richard
Millet, ou plutôt par la litanie des pédigrées des signataires de la liste de Ernaux :
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Je crains bien d’avoir dit des bêtises et
mélangé bien des notions en écrivant trop rapidement bien des choses dans ma
chronique de dimanche dernier. Tant pis pour elles. Qu’elles se débrouillent. Elles
sont entrées chez mes lecteurs par une oreille, elles n’auront qu’à sortir par
l’autre. Elles partageront par là le sort des vérités.
C’est parce qu’on a trop de choses à lire.
Dans tout ça, peu de littérature. Car la
littérature, au meilleur sens du mot, commence et finit avec le style. Et il y
a peu de véritables écrivains. En revanche, il y a beaucoup de livres, comme il
y a beaucoup de détergents, parce qu’il faut que les imprimeries tournent et
que les marchands de savon vendent beaucoup de savonnettes. A son origine,
l’imprimerie était conçue pour diffuser les livres, maintenant les livres sont écrits pour faire
travailler l’imprimerie. Et comme elle va extrêmement vite, elle a besoin
de beaucoup de manuscrits. Ils répondent à des besoins nouveaux qui n’ont rien
à voir avec l’art. Ce qui ne veut pas dire qu’ils soient sans intérêt. La
politique, l’histoire, l’information, la biologie, la sociologie, la
science-fiction, que sais-je ! la futurologie, peuvent même être, aussi,
littéraires ; en plus, mais pratiquement elles nous donnent l’impression
de produire des ouvrages réalisés en chaîne, avec le meilleur et le pire, le
presque rien, le presque pire et l’entrelardé. Ils répandent la faute
d’orthographe, la plus douteuse grammaire, un jargon incroyable, l’ignorance
totale du français et le sensationnel à bas prix. Souvent aussi des vues
intéressantes, des sujets passionnants, des reportages vrais, des découvertes
étonnantes. L’océanographie, les Chinois, le Japon, l’Egypte et Israël,
l’espionnage et l’astronautique, sans compter cent mille autres choses, nous y
apportent un monde nouveau qui vient d’éclore, quand on atteint mon âge, sous
le regard d’enfants inguérissables pour qui la bicyclette fut une révélation.
Malheureusement,
la plupart de ces livres sont trop épais et apparaissent comme le brouillon de
ceux qu’ils auraient mérité de devenir. ("Qui ne sut se borner ne sut jamais
écrire") Ou alors ils donnent comme des sciences des échafaudages
d’hypothèses bâties sur des notions nouvelles qui prouvent l’ignorance des
anciennes. C’est ce qu’on appelle la vulgarisation. Il suffit d’un voyage
lointain raconté par un illettré pour en rendre l’auteur directeur d’une
collection dite littéraire. Il suffit d’un toupet savamment orchestré par une
équipe à sa merci, pour qu’une dame sans nulle compétence devienne directrice
de conscience de foules qui n’en savent pas plus long. Tandis que les grands
écrivains meurent : Audiberti, Paulhan, Giono, Marcel Aymé, Maurois… Une
hécatombe.
(…)
Mais qui sait encore lire ? Je propose,
à tout hasard, pour réformer l’enseignement, et puisqu’on veut prolonger
l’enseignement primaire jusqu’à l’âge où, naguère, on était bachelier,
d’introduire l’étude du latin dans les programmes des classes primaires ;
de compliquer la règle du jeu au lieu de vouloir la simplifier. En deux ans les
enfants ne sauraient pas le latin, mais ils auraient appris le français, et on
ne verrait plus d’ingénieurs, d’entrepreneurs de publicité, des faux savants et
de nouveaux riches de la culture user du charabia de prestige qui déconcerte
les naïfs et éblouit les ahuris. Ils écriraient une langue à la portée de tout
le monde. Encore faudrait-il que leurs maîtres ne fussent plus les premières
victimes des charlatans de la pédagogie. Civiliser
consiste à compliquer, et on ne parvient à la simplicité qu’au-delà de la
complication.
(…)
Alexandre
Vialatte – Chroniques de maintes
banalités. (début des années soixante du précédent siècle…)
NDLR pour les initiés : Cet extrait de
chronique (resté dans le clavier) avait été repéré fin juillet dernier pour sa
première partie, avec une pensée attendrie pour certain écrivain en bâtiment
très à cheval sur son classement (ici)…
À cheval, moi ? J'aurais bien trop peur de me casser la gueule ! Même sur un classement.
RépondreSupprimerIl est vrai qu'on est haut perché et qu'une bonne tenue à cheval est moins une question de bouteille que d'assiette...
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