Un faisant le ménage
dans le stock de photos prises cet été, j’ai bien sûr effacé nombres de vues
faisant doublon ou, avec le recul, jugées sans intérêt ; toutes ces
petites choses que le numérique nous pousse à mettre machinalement en boîte
depuis que nous sommes libérés de la crainte révérencielle d’appuyer sur
le bouton au tarif de développement de l’argentique…
Ce faisant, je suis arrivé
à la fin de pensum sur la dernière et seule photo prise avant de regagner mon
douar de cantonnement : La photo d’un lac (ou
plutôt une maxi-mare) assombri par son entourage dense d’épicéas.
Je tairais le nom du lien pour ne pas en accroître la fréquentation^^. Enfants
et petits-enfants repartis, désormais seul, en semaine hors saison après le
rentrée scolaire, j’étais allé faire un tour en ce lieu chargé de souvenirs qui
m’est encore accessible en dépit de l’état de mes coronaires. En regardant la
photo avant d’appuyer sur "effacer", j’ai repensé à une vieille
chronique d’Alexandre Vialatte, mon maître (enfin l’un
d’eux…). Je l’ai retrouvée, ai eu plaisir à la relire et ai
envie de vous en partager un extrait :
«(…) Non loin de là il y a le lac de
cratère : des ténèbres au fond d’un trou. Le résineux obscur alterne sur
la rive avec le sombre conifère. Ils se mirent dans l’eau comme la houille dans
l’anthracite. Des rideaux de feuillage constellés de fleurettes blanches se
prolongent sur le lac par des îles d’autres fleurs ; il n’y a plus de
rive, mais une eau de plomb au fond d’un grand rêve végétal. Des iris d’eau
raides comme des sabres. Une nuit sans lune. Et parfois on entend mugir dans
une étable le petit oiseau qui s’appelle bœuf.
Mais tout à coup le soleil embrase ces
solitudes et fait surgir une Côte d’Azur. Nul bruit, sauf dans le bois, celui d’un
cône qui tombe. C’est le travail du bec-croisé. Il mange les cônes des conifères.
Après quoi il boit comme un trou, le gosier desséché de résine. Il mange la
forêt, il boit le lac. Il en est le roi. Il y a transporté son mystère. C’est
le même que celui du lemming, du jaseur de Bohême, de l’homme et du syrrhapte
paradoxal, dont rien n’explique les incroyables migrations. Le lemming, une
espèce de rat venu de la steppe orientale, s’est rué sur l’Ouest par vagues et
par marées. Il a disparu on ne sait où. Peut-être est-il allé se noyer dans l’Atlantique.
Quant à l’homme, il suffit de rappeler Gengis Khan, Attila et Tino Rossi.
Bref, il n’y a plus sur ces hauteurs que le
mystère du bec-croisé parmi les songes de la nature, reflétés dans l’eau d’un
lac noir. J’y ai tourné longtemps, en barque ou à la nage parmi les ombles
chevaliers, autour de la "roche éruptive" qu’on voit sur les cartes
postales. Dieu, depuis des éternités, y tourne un film pour une salle vide. C’est
la partie du temps perdu.
*
Le temps perdu se retrouve toujours. On dit
qu’il ne se rattrape jamais, c’est bien possible.
(…)
On
ne peut savoir qu’après coup si le temps est perdu ou gagné. Sans le temps
perdu, qu’est-ce qui existerait ? La pomme de Newton est fille du temps
perdu. C’est le temps perdu qui invente, qui crée. Et il y a deux littératures :
celle du temps perdu, qui a donné Don Quichotte, celle du temps utilisé, qui a
donné Ponson du Terrail. Celle du temps perdu est la bonne. Le temps perdu se
retrouve toujours cent ans après.
On croit que l’intérêt mène les hommes. Ce
n’est pas vrai : ce sont les passions ; et la passion c’est le rêve.
Et le rêve c’est le temps perdu. Le temps perdu mène le monde.
*
Le temps perdu se retrouve tout seul. Il ne
faut pas chercher à le brusquer. (…) »
Alexandre Vialatte (janvier 1957)
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