Je lisais l’autre jour une tribune libre d’Hugo Natowicz, journaliste français vivant en Russie. Elle a été publiée sous le titre "la guerre inconnue" par le journal en ligne de RIA-Novosti.
L’envie m’a pris de la reproduire ici in-extenso :
Peu avant sa mort, l'ancien président français François Mitterrand s’est livré à une confession au caractère inhabituel, troublant. Au milieu des entretiens publiés dans le livre de Georges-Marc Benhamou "Le dernier Mitterrand", l'ex-chef de l’Etat glissait: "La France ne le sait pas, mais nous sommes en guerre avec l'Amérique. Oui, une guerre permanente, une guerre vitale, une guerre économique, une guerre sans mort apparemment. Oui, ils sont très durs les Américains, ils sont voraces, ils veulent un pouvoir sans partage sur le monde. C'est une guerre inconnue, une guerre permanente, sans mort apparemment et pourtant une guerre à mort".
Les observateurs se sont interrogés sur ces propos : M. Mitterrand divaguait-il, ou s'agissait-il de la vérité nue d’un homme ne se sentant plus lié par sa fonction présidentielle, l’éclair de lucidité d’un individu qui n'a de comptes à rendre à personne ? Pour quiconque a vécu en Russie et s'est imprégné des problématiques de cette partie du monde, à la fois européenne et extra-occidentale, la déclaration de l’ancien président a tout d’une évidence : cette guerre invisible fait désormais rage à l’est.
Cette tension, je ne la percevais pas tant que je vivais en France et en Espagne, deux pays largement intégrés au système économique, idéologique et militaire que les Etats-Unis ont apporté dans leurs valises à l'issue de la Seconde Guerre mondiale. Un système qui englobe ce que les Russes appellent l’« Occident »: une somme de nations fondues au sein d’un même paradigme économico-politique. Observateur de l'actualité russe depuis plusieurs années, il me semble que le leitmotiv des relations entre la Russie et l'Occident, c'est ce rapport de force constant qui sous-tend les relations dans tous les domaines, rythmé par les efforts américains visant à faire plier Moscou à l'aide de "condamnations" et de sanctions diverses [l’auteur fait là un renvoi à quelques exemples récents passés chez nous inaperçus].
Il faut franchir les frontières orientales de l’Union européenne, et aller dans les pays en transition, pour ressentir la violence latente qui accompagne l’extension du système de valeurs promu par l’Occident. La première fois que j’ai pris conscience du choc, et perçu ce qu’était la culture occidentale de l’extérieur, c’était en 2006 en Ukraine, un pays où les tensions avec la Russie avaient pris une dimension particulièrement palpable. J’étais venu pour refaire mon visa, et je fus choqué par l’omniprésence visuelle des femmes dénudées diffusées en boucle sur les écrans suspendus à l’intérieur même des rames de métro, et des publicités aguicheuses qui ponctuaient les escalators, les rues, le moindre espace libre. Pourtant aguerri, je me suis dit littéralement : « En France on n’irait quand même pas jusque là ! » Il y avait en effet dans ce déballage publicitaire quelque chose de particulièrement agressif, débridé, un peu comme si une bataille se déroulait sous mes yeux. Je me souviens aussi de la frénésie qui régnait dans les nombreux McDonalds, et de ce passant qui avait refusé de me répondre en russe. Ce fut un spectacle à la fois imperceptible et impressionnant. En France ou en Espagne pas de problème, j’étais chez moi ; en Russie, ou je vivais depuis quelques mois, je commençais à m’acclimater. Ici, je me sentais littéralement pris dans un entre-deux angoissant. Cette sensation me rappelait la jeunesse dorée de Slovénie, mettant un point d’honneur à afficher son ancrage à l'ouest par le biais d’habits de marque et de toute une série de références culturelles occidentales, comme pour se démarquer ostensiblement d’un passé communiste abhorré, pas "cool" (un mot marquant l’irruption de la mondialisation des valeurs dans le langage).
Bien sûr, les valeurs occidentales s’implantent également en Russie : MTV, fer de lance à la conquête de la jeunesse après la fin de l’URSS, reste populaire. Les McDonalds ne désemplissent pas. Pourtant, l’assimilation culturelle, économique, et politique de cette énorme masse qu’est la Russie reste superficielle et irrégulière. Militairement, Moscou continue de défendre sa zone d’influence au mépris des défis de l’Otan qui implante, doucement mais sûrement, son potentiel militaire aux portes du territoire russe. Economiquement, la Russie est certes intégrée dans l’espace mondialisé, mais elle est tenue à l’écart des grands clubs libéraux que sont l’OMC et l’OCDE. Culturellement, la Russie est un Etat attaché à un ensemble de valeurs ancestral qui n’aura bientôt plus cours en occident, schisme notamment cristallisé par l’interdiction de la « gay parade ». Politiquement, la Russie n’est pas un Etat démocratique au sens occidental, tout en ayant réussi à surmonter l’expérience totalitaire. C’est un régime hybride qui s’attire régulièrement les foudres de l’ouest.
Le commentateur de la Russie se trouve dans une situation délicate: doit-il se poser en vecteur de l’idéologie occidentale, raillant et condamnant systématiquement ce pays ? Doit-il au contraire faire preuve de compréhension envers la Russie et son évolution historique? Jusqu'où faut-il critiquer le système mis en place par les Américains, qui libérèrent tout de même l’Europe au prix du sang versé ? Cette libération justifiait-elle l'impérialisme sur lequel elle a débouché?
Force est de constater que malgré la fin de la guerre froide, les tensions sont toujours palpables. Avec toutes ses contradictions, la Russie incarne une tendance forte : la volonté de vivre en marge du carcan occidental, tout en partageant avec l'ouest un socle de valeurs communes. Une soif d'exister à sa façon, sans pour autant se cacher derrière un rideau de fer.
Cette posture historique complexe, instable, n'a pas fini d'alimenter la guerre silencieuse opposant la Russie et l'Amérique.
Hugo Natowicz – 7 octobre 2011 (source)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire