N’allez pas
croire à quelque coup
de foudre ou à quoi que ce soit du même tonneau. Le cynisme et le mépris
pour le commun de ses semblables ont
toujours mis Paul Gerbé à l’abri de ce genre de pulsion infantile. Mais il
avait passé toute sa vie à dénicher de nouveaux talents dans les domaines les plus variés, chaque fois pour s’en saisir
à leurs débuts, les façonner à sa main et les posséder, au point d’en devenir lui-même l’auteur. On ne se refait
pas. Et son regard de chasseur n’avait guère perdu de son acuité avec l’âge. Or,
intrigué par les éclats de voix à l’entrée, il avait tout de suite vu, en retrait derrière ces deux
connards qu’il supposait être ses parents, que ce jeune garçon n’était pas banal…
"- Laissez passer, je m’en occupe…"
Paul Gerbé
prit Sabrina Zorglub par le bras. Aux yeux des témoins, c’était un geste
mondain et galant pour accueillir le
couple et l’introduire dans la
réception avec une attention due au gratin. En fait, cela ne visait qu’à l’écarter pour pouvoir toiser Schemeun de
pied en cap et s’adresser à lui en premier :
"- Ainsi, jeune homme, vous vous
intéressez aux dernières avancées de l’Art ? "
Assez
déstabilisé, Schemeun s’apprêtait à répondre un peu n’importe quoi mais il n’eut
pas le temps d’articuler plus que le pronom de la première personne du
singulier. S’imposant comme pour sauver la face à un benêt mongolien - et croyant
surtout sauver la sienne - Sabrina l’interrompit et se lança à la cadence d’une
mitrailleuse dans un monologue qui brassait pêle-mêle les difficultés
d’un enfant surdoué (elle
n’en savait rien…), sa
double nationalité, sa curiosité artistique (?),
la compétence et le rôle présumé de sa mère en faveur de l’art contemporain, etc.,
etc.
Atterré, Gerbé
la laissa dire un moment et (quoique l’oxymore soit un peu risqué) se noyer dans un Everest de
ridicule… Il allait couper court et se
débarrasser de cette connasse ainsi que du bellâtre et du morveux qui allaient
avec quand Schemeun interrompit la litanie et s’imposa :
"- Je peux en placer une ?"…
"- Je peux en placer une ?"…
Après tout,
c’était à lui que s’adressait ce vieux type dont il n’avait jamais entendu
parler. Et la tirade de Sabrina Zorglub avait eu un double avantage : Lui
donner le temps de construire mentalement ce qu’il voulait dire pour répondre à
la question et, en servant de base de comparaison, lui permettre à moindre
frais… de paraître intelligent et cultivé.
Privé
d’affection maternelle et jeté dès la plus tendre enfance dans une vie de
collectivité où ses semblables ne se faisaient pas de cadeaux, Schemeun Sweborg
était beaucoup plus mûr que son âge pouvait le laisser paraître. Très
observateur, doué d’une grande vivacité d’esprit, avec une capacité de
discernement percevant déjà des nuances habituellement non
décelées par les jeunes de son âge, il pouvait être surprenant. En outre, non content
d’être un bon élève en 4°, il savait profiter pleinement des spécificités de sa
boîte d’enfants de privilégiés où l’on insistait sur les humanités classiques, l’art et l’histoire… Quant à son vocabulaire,
il dominait de loin par sa richesse et sa précision nuancée celui des
meilleurs élèves d’un bon lycée des beaux quartiers.
Bref, nul ne
sait ce qu’il a alors dit à Gerbé, mais ce dernier a été subjugué…
Evidemment, Paul Gerbé fut ensuite happé par ses obligations d’hôte, son discours sur le
podium aux côtés de Farukami-Sturp et les cohortes d’imbéciles qui le
pourchassaient de leurs assiduités mondaines…Les
journalistes les plus à l’affût remarquèrent pourtant toute l’attention qu’il portait
à cet adolescent inconnu qu’il semblait tenir à garder près de lui. A plusieurs
reprises ils l’ont vu le questionner et écouter attentivement ses réponses.
Profitant même d’un moment où un historien
de l’art cacochyme ne lâchait plus le micro, bavassant sur l’irrépressible indispensabilité du Nouvel Homme exposé, il s’était
discrètement éclipsé pour aller monter et commenter au gamin quelques unes des œuvres
classiques des collections permanentes du musée.
Mais ils se
gardèrent bien d’en faire état. Après tout, la vie privée des gens est taboue. Surtout
celle d’une personnalité comme Paul Gerbé, quand même autrement respectable qu’une Marion Martiale-Lepène,
la harpie de 37 ans écrasée par Abderrahmane aux dernières présidentielles et
dont toute la presse people comptabilisait les amants supposés…
Paul Gerbé,
fit faire dès le lendemain une enquête sur la givrée yankee qui tenait lieu de
mère au garçon et convoqua des Zorglub stupéfaits de ce qui leur arrivait. Evoquant le fort potentiel de Schemeun, il proposa de s’occuper personnellement et à ses frais de
lui faire passer auprès des meilleurs spécialistes tous les tests de QI et
d’orientation indispensables. Puis, le cas échéant, de lui assurer le cursus de formation de haut niveau le mieux adapté…
On ne résiste
pas à Paul Gerbé.
( à suivre... )
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