Galipoff
mâchouillait le chewing-gum écœurant qui lui permettait de supporter ces
longues journées sans clopes. Au siècle dernier, le commissaire Maigret était
inséparable de sa pipe à la télé. C’est à ce genre de détail qu’on mesure le
chemin parcouru sur la voie du Progrès.
Fumer était maintenant interdit partout, hormis au domicile de l’intoxiqué à
condition qu’il soit équipé d’une VMC dotée d’un filtre spécial. Même au grand
air à la campagne, on ne pouvait pas fumer à moins de 50 mètres d’une
habitation, d’un bâtiment agricole ou d’un champ cultivé. Les fumeurs ne pouvaient plus souscrire d’assurance-vie
mais il s’en foutait, n’ayant ni enfants ni besoin de crédit immobilier. Il
payait la majoration tabagique aux
assurances sociales et à la taxe carbone ainsi que la contribution spéciale de solidarité au plan cancer. Ça lui donnait
droit à la "carte T", biométrique et mieux sécurisée que la carte
Vitale. Elle était indispensable pour pouvoir acheter des clopes chez le
buraliste qui tenait un registre plus contrôlé que celui des pharmaciens. Mais,
comme tout le monde, il ne s’en
servait pas, n’achetant ses clopes qu’en contrebande. D’ailleurs, les
buralistes n’étaient plus que des marchands de bimbeloterie vendant les
timbres-amendes et les tickets à gratter. Quant aux taxes pharaoniques sur les
clopes, elles ne rapportaient plus rien à l’Etat. Il prenait quand-même la carte pour
pouvoir l’exhiber en cas de dénonciation par un voisin gêné de l’apercevoir
fumant derrière ses rideaux empuantis d’odeur de tabac…
Il avait hâte
de rentrer s’en allumer une dans le deux-pièces qu’il habitait depuis qu’il
s’était dépacsé d’avec Samantha. Elle
l’avait quand même supporté six ans - un record - après qu’il ait divorcé. Son
divorce lui avait d’ailleurs coûté la peau des fesses. C’était parti pour une
séparation amiable mais ça s’était terminé à ses torts exclusifs. Car pour pouvoir
arracher à sa cliente un doublement de ses honoraires, l’avocat de sa femme avait
invoqué son tabagisme en glissant sur le fait qu’elle fumait aussi. Et son
propre baveux, ce con, n’y avait vu que du bleu…
Galipoff
mâchait donc son chewing-gum devant l’écran affichant les titres des journaux.
Les communicants du Ministère avaient
bien travaillé : Le Cosmos
évoquait la noble et jeune figure de Schemeun Sweborg, "sans doute tué
en tant que symbole incarnant la lutte pour la liberté intergénérationnelle des sens"… Le Parisien Diversifié
titrait carrément "Qui a voulu tuer
une 2° fois Paul Gerbé ?", comme si celui-ci n’était pas mort de
vieillesse dans son lit… Il sourit en notant qu’aucun article n’évoquait l’éjection de Sweborg par la Fondation ni les
gros titres de l’époque l’accusant "de
protéger le SS Baltchukovic"…
Il ferma
toutes les fenêtres de pixels et réfléchit devant l’écran de veille débile où
picoraient des petits oiseaux. Il
regrettait le précédent à la plantureuse bimbo à poil, façon calendrier pour
camionneurs, mais il avait dû le virer, une note de service ayant repris une
observation de la sous-commission du CHSCT en charge de la vigilance contre le
harcèlement sexuel.
Galipoff
n’était ni un aigle ni un foudre de guerre. Mais depuis l’instauration de
quotas de diversification républicaine pour intégrer l’école de Saint-Cyr-au-Mont-d’Or, il avait pris
toute sa place à la Crim’ puisqu’au
pays des aveugles les borgnes sont les rois.
S’être vu
confier ce dossier ne lui plaisait guère. Il sentait bien que c’était foireux.
Pour lui,
l’affaire se présentait ainsi :
Deux bastos
direct dans le caisson, toutes deux mortelles et pas une balle perdue. Tout ça
dans la rue à une heure passante avec des témoins. Un tueur assez maître de lui
pour agir et disparaître avec ses douilles sans que personne n’ait pu le
décrire. Forcément un "pro" qui exécutait un contrat.
Les pistes
suggérées avec insistance par le ministère, c’est bidon. La vengeance a beau
être un plat qui se mange froid, ce n’est pas en fouillant dans toutes ces
merdes remontant à plus de sept ans, voire vingt, qu’on trouvera le fil. Les
guignols de l’esstrême drouâte et
cathos encore valides n’ont ni le fric ni le carnet d’adresse pour envoyer un
tueur professionnel flinguer un type qui se tient à carreau depuis sept ans. Il
faut chercher dans la vie du mec depuis, en commençant par ce qu’on trouvera de
plus récent. D’autant plus que, pour le peu qu’on a pu tirer des témoins, il semblerait
que l’assassin pourrait être une femme !
Bon, on va
quand même faire plaisir à la ministre. Les gars vont triturer tout ce qui a
été écrit contre Gerbé du temps de sa splendeur. Ça les occupera et leur fera
des heures sup’. Avec ça, ils pourront aller faire le tour des anciens
blogueurs réacs, ça ne mange pas de pain. En compilant leurs rapports de
visites domiciliaires, ça nous fera au moins un guide touristique des EHPAD. Ce
sera toujours ça…
( à suivre... )
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